En Allemagne, l’ancienne figure de Die Linke perce avec un discours dur sur l’immigration et les questions de sociĂ©tĂ©. En France, elle n’a guĂšre d’équivalent. MĂȘme le positionnement de François Ruffin n’est pas du mĂȘme ordre. Explications.

Dimanche 22 septembre, de nouvelles Ă©lections rĂ©gionales se tiennent en Allemagne, dans le Land de Brandebourg. Elles devraient confirmer, trois semaines aprĂšs les scrutins en Saxe et en Thuringe, la progression de l’extrĂȘme droite mais aussi la percĂ©e de l’alliance Sahra Wagenknecht (BSW), tout jeune parti fondĂ© par l’ancienne dirigeante de Die Linke (gauche radicale).

Comme il y a six ans, lors du lancement de son mouvement Aufstehen, qui s’était dĂ©jĂ  accompagnĂ© de propos polĂ©miques sur l’immigration, le positionnement et le relatif succĂšs de Sahra Wagenknecht interrogent en miroir la gauche française. La question peut se rĂ©sumer brutalement : que ce soit souhaitable ou pas, y a-t-il un espace viable, dans notre pays, pour une force qui se prĂ©senterait de gauche sur les questions Ă©conomiques et conservatrice sur les questions de sociĂ©tĂ© ?

En l’état actuel des choses, on peut constater qu’aucun Ă©quivalent français du parti de Wagenknecht n’a d’existence significative. Pour l’expliquer, il faut tenir compte de particularitĂ©s allemandes difficilement transposables ; du fait que le Rassemblement national (RN) occupe dĂ©jĂ  solidement le terrain d’un nativisme pseudo-social ; et de la part de choix des principales figures de la gauche française.

Un rappel trivial permet d’emblĂ©e de dĂ©sĂ©paissir le mystĂšre : la France n’est pas l’Allemagne. Plus exactement, notre pays n’abrite pas la mĂȘme variĂ©tĂ© de capitalisme, et n’a pas connu d’évĂ©nement semblable Ă  l’unification, aprĂšs la chute du mur de Berlin, de l’Allemagne de l’Ouest (l’ex-RFA) et de l’Allemagne de l’Est (l’ex-RDA). Or, toute une partie du profil et de l’attractivitĂ© de Wagenknecht est colorĂ©e par ces particularitĂ©s.

Sahra Wagenknecht, Ă  Cottbus, Allemagne, le 22 septembre 2024. © Photo Frank Hammerschmidt / DPA via AFP C’est en effet dans les LĂ€nder orientaux que son parti enregistre ses meilleures performances. Aux europĂ©ennes du mois de juin, la BSW y a recueilli des scores Ă  deux chiffres, bien supĂ©rieurs Ă  sa moyenne nationale. Le fait de rĂ©sider en ex-RDA, montraient dĂ©jĂ  des universitaires en 2023, Ă©tait le facteur le plus prĂ©dictif de la probabilitĂ© de voter pour Wagenknecht. « Il semble que la synthĂšse propre au BSW [
] soit particuliĂšrement en phase avec la culture politique de l’Allemagne orientale », rĂ©sume l’historien Thorsten Holzhauser dans une note pour le think tank l’Ifri (Institut français des relations internationales).

La population de l’est de l’Allemagne se distingue par des jugements nettement plus nĂ©gatifs envers les minoritĂ©s, et par un mĂ©contentement davantage marquĂ© Ă  l’égard du systĂšme politique. Elle est aussi travaillĂ©e par un ressentiment spĂ©cifique contre la liquidation Ă©conomique et culturelle dont le pays a fait l’objet au dĂ©but des annĂ©es 1990. En parallĂšle, certains hĂ©ritiers du parti stalinien au pouvoir dans la RDA se sont largement convertis au nouveau monde capitaliste, tout en prĂ©tendant incarner l’identitĂ© et les intĂ©rĂȘts des Allemands « orientaux ».

Dans ce contexte, Sahra Wagenknecht prospĂšre sur un crĂ©neau politique qui n’a en rĂ©alitĂ© pas grand-chose de gauche. Elle dĂ©fend indistinctement salariat et « bon » patronat, sans avoir de lien privilĂ©giĂ© avec des organisations syndicales. Son programme est tournĂ© vers la reconstitution d’une classe moyenne « normale », prĂ©servĂ©e Ă  la fois des contraintes Ă©cologiques excessives, des « injonctions » venant des milieux fĂ©ministes ou LGBT, et des coĂ»ts attribuĂ©s Ă  l’immigration. FidĂšle au « doux commerce » si crucial pour le modĂšle allemand, la dirigeante de la BSW fait preuve d’une complaisance maximale envers le rĂ©gime de Poutine.

Un mĂ©lenchonisme restĂ© arrimĂ© Ă  la gauche L’originalitĂ© de ce cocktail peut difficilement ĂȘtre rĂ©pliquĂ©e en France – et de fait, aucun acteur de premier plan ne s’y risque, du moins sous cette forme prĂ©cise. Mais une seconde raison doit ĂȘtre mobilisĂ©e pour expliquer l’absence de tentative rĂ©ussie d’une stratĂ©gie de « gauche conservatrice ». Elle tient aux choix qui ont Ă©tĂ© faits, en particulier Ă  La France insoumise (LFI), depuis que le paysage Ă©lectoral s’est recomposĂ© au cours des annĂ©es 2010.

Car de ce cĂŽtĂ©-ci du Rhin, il existe tout de mĂȘme des personnes qui trouvent encore intĂ©ressante voire inspirante la voie tracĂ©e par Sahra Wagenknecht. Mais elles ont justement Ă©tĂ© les perdantes des arbitrages opĂ©rĂ©s entre-temps. C’est notamment le cas de Georges Kuzmanovic, ancien cadre de LFI et proche de Jean-Luc MĂ©lenchon, qui dit regretter la « trahison historique » du leader insoumis. Celui-ci aurait dĂ», selon lui, Ă©pouser les rails idĂ©ologiques et stratĂ©giques suivis par la dirigeante allemande.

Retour en arriĂšre, Ă  la fin de l’annĂ©e 2008. Lorsque MĂ©lenchon lance le Parti de gauche (PG), Oskar Lafontaine est dans la salle. Compagnon de Wagenknecht, il a fait dissidence de la social-dĂ©mocratie de son pays trois ans auparavant, en raison des atteintes Ă  l’État-providence dont elle s’est rendue coupable. À l’époque, le PG et Die Linke partagent la mĂȘme ligne, consistant Ă  rĂ©affirmer l’existence d’une gauche de transformation face Ă  la dĂ©liquescence de la voie sociale-libĂ©rale.

Une inflexion nette s’observe quand MĂ©lenchon lance LFI en 2016. Il cherche Ă  se dĂ©coller d’une identitĂ© de gauche trop Ă©triquĂ©e, et assume volontiers une orientation populiste, dans laquelle pensent s’épanouir les tenants d’une sensibilitĂ© « rĂ©publicaine et souverainiste ». Mais Ă  partir de 2018, dans le contexte d’un macronisme virant Ă  droite, le ton change de nouveau, en se faisant plus conciliant Ă  l’égard du reste de la gauche. MalgrĂ© les tensions, le changement de pied est durable : LFI est motrice d’un rassemblement inĂ©dit des gauches aux lĂ©gislatives de 2022, rĂ©Ă©ditĂ© en 2024.

Tant que MĂ©lenchon restera au centre du jeu, aucune stratĂ©gie alternative ne pourra s’imposer.

Pour le coup, cette orientation n’est pas compatible avec une voie similaire Ă  celle de Wagenknecht. Fin 2018, Georges Kuzmanovic est dĂ©barquĂ© de LFI aprĂšs avoir qualifiĂ© de « salubritĂ© publique » le discours de cette derniĂšre sur l’immigration, et estimĂ© qu’il fallait « rĂ©flĂ©chir concrĂštement Ă  la façon de ralentir, voire d’assĂ©cher les flux migratoires ». DĂ©savouĂ© Ă  propos de cette interview, il est aussi accusĂ© par le comitĂ© Ă©lectoral insoumis d’avoir « publiquement rĂ©itĂ©rĂ© des propos considĂ©rant comme secondaires les luttes fĂ©ministes et LGBT ». Lui-mĂȘme s’estime alors la victime de « gauchistes indigĂ©nistes ».

Autre porte-parole Ă  ĂȘtre Ă©cartĂ© Ă  la mĂȘme Ă©poque, François Cocq continue de trouver des mĂ©rites Ă  Wagenknecht, estimant que les attaques Ă  son endroit traduisent un effroi des « possĂ©dants ». Il estime qu’en s’étant fixĂ© pour but la prise du leadership Ă  gauche, MĂ©lenchon a abandonnĂ© toute « perspective majoritaire » : « Il a adoptĂ© une “stratĂ©gie du socle”, pensant possible l’accĂšs au pouvoir avec moins d’un tiers des voix, en posant comme un quasi-acte de foi qu’il gagnerait le second tour, pour peu qu’il y accĂšde. »

De fait, dans sa derniĂšre note de blog stratĂ©gique, le coordinateur national de LFI, Manuel Bompard, Ă©crit que « la victoire du bloc populaire ne nĂ©cessite pas de rĂ©unir plus de 50 % des suffrages au premier tour », et ajoute qu’« il n’est pas vrai de dire qu’une majoritĂ© de Français prĂ©fĂšrent l’extrĂȘme droite Ă  la gauche au second tour ».

Selon François Cocq, Ruffin aurait compris que « les ruptures Ă  l’amiable avec MĂ©lenchon sont impossibles ». Pour exister aprĂšs avoir constatĂ© un dĂ©saccord stratĂ©gique, il n’y aurait pas d’autre solution que de taper fort, et assez tĂŽt par rapport Ă  l’élection prĂ©sidentielle Ă  venir. « Par dĂ©faut, poursuit-il, l’assise populaire de MĂ©lenchon et son talent personnel lui permettent de s’imposer face aux autres formations. Tant qu’il restera au centre du jeu, la situation politique Ă  gauche sera cryogĂ©nisĂ©e. Aucune stratĂ©gie alternative ne pourra s’imposer. »

Des gains Ă©lectoraux trĂšs incertains Le plus frappant reste que, mĂȘme contestataire de la stratĂ©gie de LFI, François Ruffin est loin de cocher les cases de la « ligne Wagenknecht ». Il est certes accusĂ© d’un dĂ©faut rĂ©pĂ©tĂ© de prise en compte des dominations extĂ©rieures au monde au travail, et d’avoir versĂ© dans l’opposition factice entre « social » et « sociĂ©tal ». Mais rien qui n’équivaille Ă  la violence des termes et des propositions de Wagenknecht en matiĂšre migratoire, ni Ă  son Ă©dulcoration de la dangerositĂ© de l’extrĂȘme droite, ni Ă  son dĂ©dain pour l’urgence Ă©cologique.

« Je ne serais pas engagĂ© Ă  ses cĂŽtĂ©s si j’avais des doutes lĂ -dessus, confie Baptiste de Fresse de Monval, maire Ă©cologiste d’une petite commune de l’Oise. L’an dernier, il a dĂ©noncĂ© la loi immigration et dĂ©fendu un service public de l’intĂ©gration. Son prisme n’a jamais Ă©tĂ© celui de l’origine, mais celui des petits contre les gros. Au clivage artificiel entre ceux qui sont français et ceux qui ne le sont pas ou ne le seraient pas vraiment, il veut substituer le clivage authentique entre ceux qui se gavent et ceux qui n’ont rien. »

LĂ  oĂč Wagenknecht adopte des postures trĂšs droitiĂšres sur le fond de certains enjeux, Ruffin fait plutĂŽt entendre une diffĂ©rence sur la visibilitĂ© de ces enjeux (leur « saillance » dans le dĂ©bat public, comme disent les politistes). « Nous savons que le racisme est un outil de la bourgeoisie, une barriĂšre dressĂ©e pour diviser, Ă©crit-il pour rassurer dans un billet de blog revenant sur ses reproches Ă  LFI. Et qu’il nous faut le combattre, pour aider – comme dirait le vieux Karl [Marx] – Ă  “l’unitĂ© de classe”. »

Ruffin a eu des propos hasardeux mais je ne le mets pas dans le mĂȘme sac que l’extrĂȘme droite ou le Printemps rĂ©publicain.

Benjamin Lucas, dĂ©putĂ© GĂ©nĂ©ration·s MĂȘme des responsables de gauche peu emballĂ©s par les derniĂšres sorties de Ruffin n’y voient pas pour autant un dĂ©calque de la tentative de Wagenknecht. « J’ai rompu avec le Parti socialiste au moment de la dĂ©chĂ©ance de la nationalitĂ©, rappelle le dĂ©putĂ© de GĂ©nĂ©ration·s Benjamin Lucas. Je suis donc sensible Ă  ces questions. Mais si je pense que Ruffin a eu des propos hasardeux et que les combats contre les injustices ne sont pas Ă  hiĂ©rarchiser, je ne le mets pas dans le mĂȘme sac que l’extrĂȘme droite ou le Printemps rĂ©publicain. Il appartient toujours Ă  la famille des gauches, qui peut parfois le rappeler Ă  l’ordre et l’amener Ă  rectifier le tir. »

Outre les colonnes vertĂ©brales idĂ©ologiques des uns et des autres, il existe, d’un point de vue plus cynique, des raisons stratĂ©giques qui rendent douteuse la pertinence d’une orientation « sociale-conservatrice ». Celle-ci a certes pu fonctionner au pouvoir dans des pays d’Europe centrale et orientale, dans lesquels l’individualisation des valeurs est peu prononcĂ©e. Mais rien ne dit qu’il puisse s’agir d’une formule gagnante en Europe de l’Ouest.

De nombreux travaux acadĂ©miques l’ont documentĂ© : un positionnement « chauviniste social » de la part de la gauche risque de gĂ©nĂ©rer peu de gains Ă©lectoraux, voire de se traduire par des pertes auprĂšs des votants dĂ©jĂ  acquis. Le cas du Danemark, sans cesse mis en avant, n’est pas probant. Dans ce pays, la social-dĂ©mocratie a effectivement durci son agenda sur la question migratoire tout en se rĂ©appropriant la dĂ©fense de l’État social. Mais elle a stagnĂ© Ă©lectoralement, sans guĂšre mordre sur les soutiens de l’extrĂȘme droite, et a suscitĂ© les mĂ©contentements de sa base.

En France, en tout cas, l’électorat de la gauche depuis 2017 est relativement homogĂšne sur le plan de ses attitudes : il partage des prĂ©fĂ©rences socioĂ©conomiques et culturelles qui vont dans un mĂȘme sens progressiste. S’écarter nettement de ces prĂ©fĂ©rences, ce serait risquer de perdre des soutiens existants au nom d’un Ă©largissement incertain. L’électorat du RN apparaĂźt en effet trĂšs solide, prĂ©cisĂ©ment sur la base d’une offre identitaire, autoritaire et plus ou moins mĂątinĂ©e de mesures « sociales ».

La question de la stratĂ©gie de la gauche, pour dĂ©passer son statut de « tiers exclu » du pouvoir depuis 2017, reste ouverte. Parce qu’elle s’écarte grandement des principes de la gauche et que sa traduction en France rencontrerait de nombreux obstacles, la voie explorĂ©e par Sahra Wagenknecht en Allemagne ne semble pas ĂȘtre une rĂ©ponse prĂšs d’ĂȘtre adoptĂ©e.

  • laem@jlai.lu
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    2 months ago

    Autre point : je ne comprends pas cette affirmation.

    Dans ce pays, la social-dĂ©mocratie a effectivement durci son agenda sur la question migratoire tout en se rĂ©appropriant la dĂ©fense de l’État social. Mais elle a stagnĂ© Ă©lectoralement

    Alors que dans l’article citĂ©, il est indiquĂ© :

    Dans le royaume nordique, les sociaux-démocrates, au pouvoir depuis 2019

    Faut savoir : ĂȘtre au pouvoir, c’est stagner Ă©lectoralement ?

    Rappel : en France, la gauche perd toutes les Ă©lections. Toutes.